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HAYATI FRANÇAİS

Biographie d’Ahmet Kaya

Lorsque l'on considère les conditions dans lesquelles Ahmet Kaya est né en automne 1957, il n'était pas difficile de supposer qu'il passerait une grande partie de sa vie avec des automnes.

Son père travaillait comme ouvrier dans une usine de tissus, il n'avait pas la prétention de changer le monde, ni Malatya, sa ville natale, ni la maison familiale de 40 m2, avec une fenêtre par laquelle on pouvait aisément voir les beautés du monde. Sa terre natale était honorée par toutes les bénédictions de la nature. Mais ces années-là, il n'y avait pas de grandes beautés à contempler dans cette région du monde. La Turquie, de plus en plus appauvrie par la Deuxième Guerre Mondiale, allait être témoin du premier grand coup d'État de la république, trois ans après la naissance du petit Ahmet, et verra ses premiers ministres et ministres condamnés à la pendaison.

La jeune république de 34 ans était grosse d'insupportables malheurs à venir. La terre anatolienne où le sang de milliers de personnes d'ethnies différentes fût versé depuis des millénaires, pour la religion, pour l'or, et parfois même pour une femme, n'allait pas voir la fin de ses souffrances de sitôt. Ahmet était le cinquième et dernier enfant de la famille. Son père était kurde, avait émigré d'Adıyaman à Malatya pour trouver un emploi. Sa mère était turque, essayait d'éduquer ses enfants afin qu'ils soient honnêtes et bons. On peut dire qu'ils résumaient la Turquie de ces années. L'incompatibilité d'Ahmet avec l'autorité commence vers 4-5 ans dans la rue. Constamment en conflit avec le monde, extraverti, il était l'indiscipliné de cette famille paisible et tranquille. Parfois, il vendait les coings de son grand-père pour aller au cinéma. D'autre fois, il grimpait sur l'âne errant de son quartier, devenait le héros du nom de Kara Murat, une bande dessinée publiée quotidiennement dans la plus grande gazette de l'époque, et passait au fil de l'épée les méchants.

Son père fût le premier à découvrir qu'Ahmet portait un intérêt pour la musique. Pour l'anniversaire de ses six ans, il lui offre un bağlama[1] qui dépassait sa taille. Personne ne se doutait évidemment que ce bağlama qui fût acheté avec une partie de l'argent de la nourriture familiale, deviendrai la première brise d'une tempête qu'on ne pourra empêcher. Comme si Ahmet était né avec un membre en moins, et que son corps se complétait avec l'arrivée de ce bağlama.

En l'espace de quelques mois, Ahmet lassait sa famille pour cause le bruit produit par cet instrument. Cependant, il pensait qu'il était temps d'apparaître sur scène. Si ces gens ne voulaient pas l'écouter, il était déterminé à en trouver d'autres qui le voudraient bien. Il donna son premier concert dans le poulailler de leur jardin. Longtemps il continua ces spectacles gratuits ; dieu sait si les poules prenaient plaisir à l'écouter.

Pour son premier vrai concert, il doit attendre sa neuvième année. Ce fût à l'occasion de la Fête des Travailleurs organisée par les ouvriers de l'usine où travaillait son père. Ce soir-là, les ouvriers prenaient plaisir à l'écouter, quant à Ahmet, il appréciait énormément ce nouveau public... C'était 3 ans avant que la vie de centaines de milliers de personnes et d'ouvriers ne devienne sens dessus dessous. Ni les ouvriers présent ce soir là, ni Ahmet ne se saurait douter que bientôt, la fête des travailleurs ne sera plus célébrée, et qu'ils ne pourraient même pas prononcer le mot travailleur.

Pendant que la Turquie envoyait des dizaines de milliers d'étudiants et d'ouvriers moisir en prison, le coup d'État de 1970 fut marqué par l'exécution, suite à un très court jugement, de trois jeunes socialistes d'une vingtaine d'années qui luttaient contre l'impérialisme américain, alors qu'ils n'avaient ni tué, ni blessé qui que ce soit. Ahmet avait alors 13 ans. Dans cette atmosphère sociale et politique grandissait une nouvelle génération et se formait une conscience. Celle-ci ne serait pas la seule injustice à laquelle elle allait être confrontée.

Ahmet allait à l'école et le reste du temps travaillait dans le magasin de musique d'un ami de la famille. Il prit connaissance de nombreux genres musicaux. Les jeunes aux cheveux longs qui portaient des pantalons "pâtes d'efs" et qui venaient au magasin acheter les cassettes de Ruhi Su, attiraient particulièrement son attention. Des années plus tard, il expliquera dans un documentaire consacré à sa vie, qu'à cette époque, il appelait ces jeunes "Sucular"[2]. Les Sucular avaient une sensibilité sociale, et n'étaient que le reflet en Turquie de la génération que le monde nommait la génération de 68. Le premier morceau composé par Ahmet était dédié à un de ces jeunes qui possédait un minibus de marque Volkswagen, qui s'en servait comme dolmuş[3]. Ahmet travailla dans son minibus pendant un temps et l'aimait beaucoup. Il l'appelait grand frère Başar. L'arrestation soudaine de Başar par la police, avait beaucoup affecté Ahmet. Suite à cet évènement, il composa un morceau qui commençait par "Je vais acheter un Volkswagen, je vais le nommer Başar". Il ne savait évidemment pas que c'était les premiers pas vers un répertoire qui allait contenir des centaines de morceaux.

Lorsque son père prend sa retraite, ils se rendent comptent que sa paye ne peut suffire à nourrir la famille. Ils décident donc de quitter Malatya pour immigrer vers Istanbul, dans l'espoir d'un nouvel emploi et un meilleur avenir pour les enfants. C'était une période d'immigration dans toute la Turquie. Des centaines de cars et de camions portaient l'espoir de l'est vers l'ouest, et plus particulièrement vers Istanbul. Chaque jour, des milliers d'enfants comme Ahmet sentaient la peur que la grande ville mettait dans leurs cœurs et vivaient l'écrasement de son magnifique affalement sur eux. Ahmet prit la mer qu'il voyait pour la première fois pour un énorme ruisseau. Il comprit dès le premier jour, qu'ils étaient venus dans une ville où on les prenait de haut à cause du nom Malatya écrit sur les cartons contenant leurs affaires, et que même s'ils parlaient tous la même langue, du fait de son accent, il était "l'autre". Cette "différence" isolait de plus en plus ceux qui n'avaient rien d'autre à perdre que leurs efforts. Ce qui conduisait inévitablement vers une accumulation de colère.

Plus la population de l'ouest de la Turquie grandissait, plus le fossé entre les couches sociales s'élargissait, plus les polarisations politiques allaient vers l'extrême. Chaque jour la tension montait d'est en ouest. Des nouvelles de mort affluaient des universités, l'économie et le chômage qui empiraient, créaient des foules dans la rue.

Ahmet dû quitter l'école pour travailler afin d'aider sa famille. Il commence dès lors à connaître et à considérer la rue d'une façon différente. Il enviait beaucoup la jeunesse d'Istanbul qui formait des groupes d'amis mixtes. Il était triste de sentir que s'habiller comme eux ne lui allait pas. Il ne pouvait ni laisser de côté la culture dans laquelle il est né et qu'il connaissait bien, ni changer Istanbul en Malatya. Durant cette période, il fit plusieurs emplois sans aucune qualification. Il travaille comme vendeur sur les marchés, comme apprenti, mais ne laisse jamais tomber son bağlama. Il ne pensait qu'à la musique. Et l'état dans lequel se trouvait le pays, influençait autant son esprit que sa musique.

Le fait qu'Ahmet quitte l'école pour travailler lui servi à mieux connaître la rue, mais ouvre une nouvelle blessure en son cœur. Il voulait entrer au Conservatoire, mais cela semblait de moins en moins possible. Pour garder cet espoir vivant, il décida d'obtenir son baccalauréat par correspondance. Ces années ébranlèrent fortement son séisme intérieur. L'opposition sociale développée durant la deuxième moitié des années 70, ne trouvait pas de domaine pour se canaliser, et Ahmet était de ceux qui avaient le plus froid dans ce climat incertain. Il prit conscience de tout et regardait la vie avec l'ambition de son jeune âge. Ignorant de ce qu'il adviendrai de son avenir, il composait, errait dans les rues désespérément dans le but d'exister et de gagner un peu d'argent. Il ne l'oubliera jamais et racontera pendant de nombreuses conversations qu'un jour où il était complètement malheureux et désespéré, il était rentré dans une salle de mariage où il ne connaissait personne, s'est mêlé à la foule et avait dansé en pleurant comme s'il avait perdu la tête.

Le fait d'être l'autre, d'être isolé, le désespoir et l'inadaptation avaient réuni des jeunes qui s'organisaient dans tous les domaines avec leur idéalisme et leur prétention de changer la vie. Comme ses amis révolutionnaires, Ahmet fréquentait l'Association des Sciences Populaires et participait aux travaux culturels. Et bien sûr, son bağlama ne le quittait guère. Les premiers jours, l'on trouvait étrange et inhabituelle sa façon de jouer. Comme il avait appris à jouer seul, son style était incompatible avec les méthodes et les formations connues. Un jour il se rendit à l'Université de Boğaziçi pour un concert donné par Ruhi Su dont il était fan. Après le concert il avait trouvé un moyen d'atteindre le maître. Il voulait lui montrer, sa façon d'interpréter ses compositions. Il chanta "Mahsus mahal", son œuvre la plus connue. Mais le maître coupe la chanson au beau milieu et prend le bağlama des mains d'Ahmet. D'un ton coléreux lui dit : "On ne s'agite pas comme ça pour jouer de cet instrument, on ne se bat pas avec le bağlama, on fait l'amour avec". Ahmet s'éloigne de là affligé. Bien sûr, Ahmet continuait à faire comme il savait. Les paroles du maître l'avaient motivé. Il était toujours à la recherche de nouvelles choses. Ses compositions aussi paraissaient étranges car on ne pouvait les classer dans aucun genre musical.

Il se rendait dans différents endroits de la Turquie, accompagné par ses amis de l'Association des Sciences Populaires pour donner des spectacles de musique et de danses folkloriques. Ahmet partageait la scène avec d'autres artistes et troubadours dans ces "Soirées Révolutionnaires" organisées par différentes associations, syndicats, ou encore fondations d'étudiants. D'un côté il jouait avec fureur, chantait des marches et des chansons révolutionnaires, de l'autre, il soutenait le peuple avec toute sa sensibilité sociale et tentait de répondre à leurs attentes matérielle et vitale. Suite au tremblement de terre de Van, il rejoignit les jeunes révolutionnaires qui partaient avec des camions de marchandise en aide aux rescapés, et participa à la construction d'un bidonville.

Ahmet perd ses amis pendant dans la fusillade qui s'est produite sur la Place de Taksim, le 1er mai 1977, lors la célébration de la Fête des Travailleurs. Les rafales provenaient des immeubles entourant la place. Nous n'en connaissons toujours pas les auteurs. Même s'il réussit à s'en sortir avec une seule chaussure au pied, il souffrait la perte de ses amis. Il connaissait aussi le sentiment d'être à "l'intérieur", puisqu'il est placé en garde à vue pour avoir accrochée une affiche au contenu innocent.

Pendant que les foules opposantes et coléreuses brûlaient dans la panique et dans la préparation d'un nouveau "lendemain", Ahmet obtenait son baccalauréat et entra dans le Département de Violon de l'Institut d'Éducation. C'est à l'Association des Sciences Populaires qu'il fait connaissance d'Emine. Ils se rapprochent de jour en jour puis décident de se marier et se fiancent. Mais le devoir de chaque homme en Turquie avant de s'engager dans la vie est : le service militaire. 1978, 21 ans, Ahmet rejoint l'armée, quittant ses études de violon et laissant derrière sa fiancée pour revenir dans 18 mois.

Il part à Gelibolu. Il montre rapidement son intérêt et son talent pour la musique à ses commandants et entre dans l'orchestre du club de l'armée. Il devient le membre joker de l'orchestre durant toute la période de son service. Il a l'occasion de développer ainsi ses rapports avec de nombreux instruments. Les motifs occidentaux qu'il rajoute dans sa tête avec le violon à la musique qu'il fait avec le bağlama, se développent encore plus du fait d'avoir pratiqué des instruments plus classiques comme le violoncelle.

Au retour de son service, avant même que ses cheveux ne repoussent, le troisième et le plus grand coup d'État de la Turquie et de sa vie se produit.

Le matin du 12 septembre, la Turquie se réveille avec les marches militaires. Tous les ministres et le Président de la République sont arrêtés et jetés en prison. Dans les rues commence une chasse à courre. De nombreux amis d'Ahmet sont arrêtés et envoyés à des endroits méconnus. Nous n'aurons jamais plus de nouvelles des disparus. Ahmet est placé en garde à vue pour des affiches à contenu de gauche, et comme il était en relation avec l'Association des Sciences Populaires, il avait peur de subir le même sort que les autres. La Turquie se faisait écraser sous les chenils des chars. Selon les suppositions actuelles, 600.000 personnes furent arrêtées, des milliers de personnes sont mortes sous la torture, des milliers d'autres ont quitté le pays par des moyens illégaux pour se réfugier ailleurs. La population turque paye le fait d'être mal dirigé par des vies toutes jeunes.

Ahmet est libéré mais se retrouve seul. Ses amis, presque toutes ses connaissances sont en prison ou envoyés à des endroits méconnus. L'année 1981 est lourde en douleur. Ahmet perd la personne la plus chère à ses yeux, son père, jusque là le seul à croire vraiment à sa musique. Ahmet part sans que personne ne le voie, le bağlama à la main, et pleure dans les rues pendant des jours.

Au fil des mois, ils apprennent à vivre avec le coup d'État.

Emine et Ahmet se marient. En chantant, Ahmet veut extérioriser ses sentiments et atteindre ses amis coincés en prison. Il doit gagner sa vie pour subvenir aux besoins de sa famille. En août 1982, sa femme met au monde une fille : Çiğdem. Ahmet prend son bağlama et écrit une chanson dont les paroles s'adresse à sa fille ; il lui dit : de ne pas pleurer pour les malheurs du monde dans lequel elle est venue et d'espérer: "Ne pleure pas mon bébé, ne pleure pas toi aussi, l'espoir est en toi, demain est en toi... Il y a un endroit très lointain comme cela, il y a dans ces endroits des bonheurs, une vie à partager..."

Peu de temps après, Ahmet voulu faire un album. Malheureusement, il ne gagne pas assez d'argent et subvient difficilement aux besoins de sa famille. Emine inquiète pour son avenir, prend Çiğdem avec elle et quitte la maison sans rien dire. Ils divorcent aussitôt. Ahmet se retrouve dans les rues, seul, une fois de plus, avec son bağlama.

En 1984, Ahmet frappe en insistant à toutes les portes des maisons de disques, les paroles de ses chansons en poche. Il était fatigué ainsi que ses chansons. Personne ne voulait produire son album à cause du genre qui ne ressemblait à aucun autre ainsi qu'à la peur de son contenu social. Petit à petit, le nom d'Ahmet et ses chansons se font connaître. Avec l'aide de quelques amis, il organise un petit concert dans un café de Beyoğlu. Sur l'affiche, une phrase faisant allusion à ce que le Maître Ruhi lui avait dit et qui l'avait blessé: "Le bağlama se joue aussi de cette façon!"

Ce concert avait attiré plus de spectateurs que prévu, il dû en donner un autre. Il rajoute à l'argent qu'il y gagne le peu que peuvent lui procurer ses amis et sa mère. Il entre aux Studios Değişim de Sezer Bağcan qui se trouvait également à Beyoğlu. Il enregistra lui-même son album. Sezer Bağcan appréciait beaucoup ce jeune homme ambitieux aux chansons différentes des autres. Ils commencent tout de suite l'album. Ces chansons étaient très dangereuses pour l'époque. Pas besoin de commercialiser de telles chansons pour aller en prison, le simple fait de les écouter pouvait causer la même fin inévitable. Ahmet disait ceci: "Il n'y a pas de travail, on se promène dans les rues avec la faim au ventre, j'ai été quitté, on ne me montre pas mon bébé, de toute façon tous mes amis sont en prison, je chanterai mes chansons et irai les rejoindre là-bas..." Il avouera lui-même plus tard, qu'il voulait aller en prison, mais ne voulait pas y rester longtemps. Il rajoute à l'album qui contenait toutes ces chansons critiques, une autre anonyme, vantant l'héroïsme de l'armée turque pendant la Guerre de Délivrance. Les esprits allaient être brouillés!

L'album se termine en peu de temps et dans des conditions difficiles. Un album fini ne porte pas de risque commercial même s'il ne se vend pas beaucoup. Ahmet n'a pas beaucoup de mal à trouver une maison de disque. L'album est commercialisé en avril 1985 sous le titre "Ağlama Bebeğim" (Ne pleure pas mon bébé), la chanson qu'Ahmet a écrit pour Çiğdem. Juste après, il donne un concert seul dans une des plus prestigieuse salle d'Istanbul (Şan) de l'époque, elle était pleine à craquer, d'une façon très inattendue.

L'album "Ağlama Bebeğim" est saisi et confisqué dès sa sortie, et Ahmet placé en garde à vue. Au premier procès, le juge avait buté sur les paroles de "Ağlama Bebeğim": "Il y a un endroit très lointain comme cela, il y a dans ces endroits des bonheurs, une vie à partager...". On lui a demandé où se trouvaient ces endroits! Son jugement ne durera pas longtemps, sans doute grâce à la chanson concernant l'héroïsme qui brouillait les esprits. La vente de l'album reste libre. La maison de disque et Ahmet au moyen d'une petite annonce dans le journal publie le verdict. "L'album 'Ağlama Bebeğim' d'Ahmet Kaya qui avait été interdit, a été remis en vente après le jugement du tribunal" disait cette annonce. Cette phrase a augmenté l'intérêt suscité par le public. On s'intéresse à cet album d'une façon inattendue, d'abord dans les prisons et ensuite dans la rue. Ahmet est devenu la voix de centaines de milliers de prisonniers et de leurs familles. 

Les prisonniers de 1980 sortaient petit à petit. Á ce moment-là, Ahmet rentrait dans les Studios Değişim pour un deuxième album. Le propriétaire des studios Sezer Bağcan était le grand-frère de la chanteuse connue Selda Bağcan. Elle aussi, après le coup d'État fût arrêtée à la prison de Metris pendant une courte durée. Elle s'était liée d'amitié avec une des filles qui s'y trouvait : Gülten Hayaloğlu, qui purgeait une peine de 4 ans. Sur la demande de Selda, Gülten travaille aux Studios Değişim. Pendant les enregistrements de l'album, Ahmet et Gülten trouvent l'occasion d'avoir de longues conversations. Ils se découvrent les mêmes aspirations pour le monde, s'installe une très bonne amitié entre eux. Gülten avait écouté le premier album d'Ahmet et l'amait déjà beaucoup avant de le rencontrer. Le deuxième album intitulé "Acılara Tutunmak" (S'accrocher aux souffrances) sort sans trop tarder et l'amitié d'Ahmet avec Gülten devient amour. Le deuxième album aussi atteint des chiffres de vente incroyables, sans publicité, de bouche à oreilles. Ahmet allait partager ce bonheur avec la femme qu'il aimait.

Les albums se vendaient mais on ne gagnait pas d'argent. Ahmet donne des concerts un peu partout, seul avec son bağlama. Lors de plusieurs d'entre eux, il est arrêté et placé en garde à vue.

Gülten et Ahmet se marient. Un jour Gülten montre à Ahmet, une poésie qu'un condamné à mort, connu en prison, avait écrit à sa mère: "Şafak Türküsü" (La Chanson de l'Aube). C'était en 1987, des centaines de milliers de personnes encore enfermées n'avaient toujours pas été jugées. Les pères et les mères se ruaient devant les portes des prisons.

Le troisième album d'Ahmet sort avec le titre de "Şafak Türküsü". Il exprimait la blessure de la société qui saignait, il devenait encore une fois le garçon turbulent du système. Les gardes à vue et les interrogatoires n'en finissaient plus, mais Ahmet était devenu une figure de plus en plus connue et aussi controversée.

1987 était l'année de l'album Şafak Türküsü, mais aussi celle de la naissance de la fille du couple Gülten et Ahmet, Melis. Ainsi, Ahmet avait entrepris de nouvelles compositions avec l'enthousiasme d'être père à nouveau.

En 1988, les journaux publiaient les listes des albums les plus vendus, c'était devenu une mode en Turquie. Ahmet sort l'album "An Gelir" (Vient un moment) et se place au premier rang de ces listes. Les ventes réelles et combien il était écouté furent prouvés officiellement. La musique d'Ahmet qui, jusque-là ne pouvait être répertoriée, sans doute due aux journaux qui ressentaient le besoin de définir cette musique, créa un nouveau nom au genre: la musique originale. Ahmet s'était crée un domaine, et ça avait été nommé.

Gülten avait un frère: Yusuf Hayaloğlu. Yusuf travaillait dans le design et le graphisme dans son petit atelier de Şişli. Il aimait la poésie et en écrivait. Gülten pense que la rencontre des poésies de son frère avec la musique d'Ahmet pouvait porter ses fruits. Elle tente de les réunir pour une production commune. C'est un jour, pendant qu'ils buvaient du rakı sur les collines de Tarabya, que Yusuf porte à Ahmet son premier essai de chanson: "Hani Benim Gençliğim" (Où est ma jeunesse). Quand il lu les paroles qui racontent la jeunesse à laquelle toutes les choses qu'elle aimait furent enlevées, Ahmet se mit à pleurer. Cette chanson créa un phénomène en Turquie, et allait être chantée pendant des années.

A son retour à la maison, il compose aussitôt la chanson. Les jours suivants, il ajoutera à ses morceaux d'autres essais de Yusuf, et sort en novembre 1987 l'album "Yorgun Demokrat" (Le Démocrate Fatigué). Celui-ci est jugé a plusieurs reprises, et reste malgré tout en têtes de listes. Le système était incompatible avec la réussite d'Ahmet qui prouva que son opposition n'était pas passagère.

Tout en continuant ses tournées, avec son bağlama, Ahmet soutenait les ouvriers, les étudiants, les opprimés, toutes ces personnes luttant pour une vie meilleure en Turquie. Sort en août 1988 l'album "Başkaldırıyorum" (Je me rebelle) et en avril 1989 " Resitaller " (Recital) composé des enregistrements de concert qu'il donne avec son seul bağlama. Les deux albums sont une fois encore n°1 des box offices. Particulièrement "Resitaller", étant un album enregistré avec un seul instrument et deux microphones, une première dans l'histoire.

Pour son premier grand concert Ahmet rassemble au Parc de Gülhane 70.000 personnes avec billet (évalué à 100.000 en tout). D'importants incidents perturbent son déroulement. La police se met à tirer en l'air et de nombreux spectateurs sont blessés. Ahmet est jugé de nouveau. Motif : les débordements des spectateurs, et le foulard portant les couleurs symboliques des kurdes, le jaune, le rouge et le vert, qu'un spectateur lui enroule autour du cou.

Il est intéressant de constater le nombre important de spectateurs qu'Ahmet réunissait à cette époque où n'existaient que les chaînes de télé et radios appartenant à l'État. Ahmet Kaya était censuré, on ne pouvait ni l'entendre, ni le voir, on ne diffusait pas ses chansons, on ne prononçait même pas son nom dans les médias. Cela donnait du poids à ses concerts. Et ses fans qui ne le connaissaient que par des photos, continuaient à remplir les salles.

En général, on le retrouvait dans les articles de la presse à scandale relatant ses jugements et les incidents lors de ses concerts. Il était présent au côté des étudiants pour les soutenir durant leur grève de la faim, dénonçant les pratiques anti-démocratiques dans les universités, aux côtés des ouvriers en grève, aux côtés des familles des prisonniers...

Fin des années 80, même si la Turquie était revenue à une démocratie de multipartis, avec une assemblée influencée par des permissions et orientations militaires ; ses prisons étaient toujours pleines de prisonniers du 12 septembre 1980. Le gouvernement était loin d'être démocratique. La Constitution de 1982 également appelée la Constitution du Coup d'Etat, entre en vigueur avec les forts critiques des académiciens, des magistrats, des partis politiques, des associations, des syndicats et des organes de presse.

Les procès entamés dans les conditions difficiles de ce septembre suivaient toujours leurs cours et les Cours prononçaient des peines de mort ou de prison à perpétuité. Toute une génération était victime de calomnies et de campagnes d'accusation. Elle était isolée de tout bonheur. La jeunesse qui voulait réintégrer une vie normale, même si elle était toujours porteuse de l'utopie de changer le monde, même si ces jeunes ont essayé de conserver leur espoir par leur résistance dans les prisons, ils étaient condamnés encore pendant des années à la souffrance. Alors que ces jeunes, qui ont déclaré avoir aimé ce pays et ce peuple plus qu'eux-mêmes, purgeaient des peines en raison de leur rêve, les premières chaînes de télévision privée turque sont fondées et ont commencé à diffuser de l'étranger vers la Turquie.

C'était l'occasion pour Ahmet Kaya de se montrer à la télé, et d'être mieux connu par le public. Ahmet n'a pas la langue dans sa poche et s'oppose sans crainte à toutes les injustices. Il attire une foule d'admirateurs, mais le système continu de mettre des obstacles à son Ascension. Ses albums sont saisis puis confisqués dans plusieurs villes. Ses concerts sont interdits, des procès par lesquels on veut le condamner à des dizaines d'années, sont engagés. Parce qu'Ahmet était désormais devenu la voix d'une génération privée de ses rêves. Ahmet produisait en vivant simultanément ses soucis historiques et quotidiens. Plus sa production était ignorée par la grande diffusion, plus le nombre de ceux qui se reconnaissaient en lui augmentait. Ses albums sont ramassés des bacs dans plusieurs villes, ses concerts sont interdits, des procès réclamant des dizaines d'années de prison sont entamés à son encontre.

L'augmentation du nombre des chaînes privées ne lui sert pas seulement à s'exprimer et se découvre aussitôt un intérêt pour les arts visuels. Il réalise lui-même de nombreux clips pour ses chansons, y compris les anciennes. Il devient ainsi l'un des artistes les plus populaires et les plus vendus de la Turquie. En tant qu'opposant, il sait la nécessité de mettre en valeur cette situation. Alors qu'il est suivi par les médias à chacun de ses pas, il assiste souvent à des émissions où il profite de l'occasion pour donner des messages sociaux. Il ne peut s'empêcher de dire à sa façon ce qu'il croit juste. D'un côté il est très demandé par les médias, et de l'autre, c'est un homme que l'on craint et que l'on critique beaucoup de part ses critiques acérées et son style mordant.

Il continue à sortir des albums qui battent le recors des ventes. Dans l'ordre: İyimser Bir Gül (Une rose optimiste, Novembre1989), Resitaller 2 (Récitals 2, Mai 1990), Sevgi Duvarı (Le mur de l'amour, Octobre 1990), Başım Belada (Je suis dans l'embarras, Août 1991), Dokunma Yanarsın (Ne touche pas ou tu brûles, Juillet 1992), Tedirgin (Inquiet, Avril 1993) et part en tournée en Turquie et à l'étranger. Alors que chacun de ses albums se place en tête des listes de vente, Ahmet est récompensé par différentes institutions et journaux. On assiste au même moment, à des imitations d'Ahmet Kaya de toutes tendances politiques. Au point de reprendre les différentes accentuations de certains mots qui lui sont propres.

L'un des pays qu'Ahmet veut voir le plus au monde est Cuba. En 93, il part donc avec sa femme Gülten, sa fille Melis et un groupe d'amis pour la célébration du 1er mai. Il y rencontre de nombreux artistes et fonctionnaires de l'État. A son retour, il invite une partie du fameux groupe Tropicana en Turquie. Il reçoit chez lui ses neuf personnes membres et organise une tournée de 16 concerts dont la totalité des gains ira aux enfants cubains.

Ahmet Kaya participe à des concerts de solidarité organisés en faveur des enfants bosniaques et des ouvriers danois. Il se produit dans presque chaque pays d'Europe.

1990, de nouvelles querelles enflamment la terre anatolienne. Le problème kurde. Les combats, à l'est et au sud-est de la Turquie, entre l'armée turque et le PKK affectent en peu de temps tout le pays. C'est le début d'une guerre civile. Dans les régions où la population kurde est nombreuse, les hommes rejoignent les montagnes pour se battre. On assiste tous les jours à des enterrements avec des incidents suivis de manifestations aux quatre coins de la Turquie. Les mères pleurent leurs fils, le deuil ne se termine jamais. Chaque fois que l'on dit "Les kurdes n'existent pas, il n'y a pas de langue kurde", les citoyens d'origine kurde se rangent aux côtés du PKK. Et plus les attaques du PKK sont nombreuses, plus les préventions du gouvernement sont sévères. Durant ce climat de guerre, les médias font du mot "kurde", un mot qui fait peur. Désormais, dire "kurde" revient presque à dire PKK. Des millions de kurdes et de turcs qui vivent côte à côte depuis des milliers d'années dans cette zone géographique, deviennent étrangers les uns envers les autres. De nombreuses personnes souhaitant que la langue et la culture kurde soient respectées, sont jugées traîtres à la patrie, alors qu'elles ne se rangent pas du côté du PKK et qu'elles n'ont aucun lien avec ce dernier. Ahmet Kaya est l'une de ces personnes.

Ahmet parle de ce problème chaque fois que les médias lui tendent le micro à chacun de ses concerts et à chaque émission télévisée. Il explique que ce qu'il veut, ce n'est pas la division de la République turque, mais son union. Il dit qu'avec une république turque totalement démocratique, il veut vivre en paix avec des gens de toutes races. Mais il rajoute à chaque fois qu'il faut que le gouvernement reconnaisse l'existence des kurdes et de leur langue, et qu'il se doive d'améliorer les conditions de l'éducation et de vie dans les régions où la population kurde est concentrée. Il ne cesse de répéter qu'il n'a jamais soutenu d'organisation, que l'art est au-dessus des organisations, qu'on ne peut faire de l'art organisé, qu'il dit seulement ce qu'il croit juste et en fait des chansons. Qu'il aime la Turquie de l'est à l'ouest, qu'il défend sa totalité indivisible. Mais que dire "les kurdes n'existent pas" ne résoudra jamais les problèmes.

Chaque fois qu'Ahmet prononce le mot "kurde", les informations le concernant dans les médias deviennent sévères.

Son album "Şarkılarım Dağlara" (Mes chansons sont pour les montagnes) qui sort en 1994 se place tout de suite en tête des listes. Les clips tournés pour 3 chansons choisies dans l'album [Saza niye gelmedin (Pourquoi tu n'es pas venu au saz[4]), Kum gibi (Comme le sable), Ağladıkça (Tant que je pleure)] sont très demandés. On doit les paroles de la chanson inoubliable "Ağladıkça" à son épouse Gülten Kaya.

Cet album s'est vendu officiellement à 2 millions 800 milles exemplaires jusqu'à ce jour, atteignant un record difficile à battre. Si l'on considère qu'en Turquie les ventes de cassettes et CD sans banderole et illégale sont beaucoup plus élevées que la vente avec banderole, on peut dire aisément que cette vente est 2-3 fois plus élevée en réalité.

Par la suite, Ahmet signe avec la chaîne privée Kanal D pour une émission télévisée. Cette émission préparée avec Gülten Kaya et Yusuf Hayaloğlu s'appelle "Le Bâteau du Grand-frère Ahmet". Il chante avec ses invités et discute de l'actualité du pays. Il utilise souvent sa tribune pour faire appel à la paix, à la fraternité et à la démocratie. Avec ses invités venant des quatre coins du pays, il met l'accent sur la richesse de la Turquie, sur sa multi-culturalité. Pour ces émissions qui durent 13 semaines, il fait des clips de poésie qu'il dirige et joue lui-même.

En 1995, la Turquie prend connaissance des mamans qui se retrouvent tous les samedis devant le Lycée de Galatasaray à Beyoğlu, ces mères à la recherche de leurs fils disparus. Cette initiative civile appelée "Les Mamans du Samedi", fera la une des journaux suite au placement en garde à vue de ces femmes qui réclament la verité sur le sort de leurs enfants, arrêtés par la police, interrogés pour différents motifs politiques et dont elles n'ont plus de nouvelles. Ahmet Kaya qui avait déjà sacré la notion de mère dans nombre des ses chansons, pris tout de suite place aux côtés des mamans du samedi. Il leur dédie une chanson, qui d'ailleurs titrera l'album qu'il sort cette année-là (1995) : "Beni Bul (anne)" [Retrouve-moi (maman)]. 

Sous cette expression d'homme sévère qui se rebelle, Ahmet Kaya n'a jamais fait mauvaise mine. On peut dire aisément que tous ceux qui le connaissaient le trouvaient amusant, plaisantin, et intérressant. En réalité, une partie d'Ahmet est toujours resté cet enfant qui grimpait sur l'âne errant, pourchassant ses ennemis. Dès qu'il avait un peu de temps libre, il organisait de grands dîners avec sa famille et ses amis. Il leur cuisinait des plats, conversait avec eux jusqu'au petit matin. Il leur préparait des plaisanteries pour les faire tomber dans ses filets. Il adorait passer du temps avec sa fille Melis, acheter des appareils électroniques afin de les ouvrir et étudier ce qu'ils contenaient, et filmer les scènes qu'il imaginait avec sa caméra. Son sens matériel n'était pas développé. Á part assurer l'avenir de sa femme et de sa fille, il n'a fait aucun investissement. Il revenait de la plupart de ses tournées sans un sou. L'organisateur ne payait pas. Mais Ahmet pensait que les spectateurs n'y étaient pour rien et donnait quand même le concert. Il donnait tout l'argent qu'il avait dans sa poche à des gens qu'il estimait dans le besoin. Parfois, il donnait tous les gains d'un concert aux musiciens qui l'accompagnaient. Il expliquait cette attitude en disant "De toute façon, je peux gagner de l'argent quand je veux."

"Yıldızlar ve Yakamoz" (Étoiles et Phosphorescence) sort en 1996. Il est composé de quelques chansons de ses précédents albums et de deux inédites. L'album est classé parmi les plus vendus. La chanson "Yakamoz" et son clip marqueront encore une fois leur époque.

Comme chacun de ses albums, tout ce qu'Ahmet dit aussi suffit à créer l'événement. L'accent qu'il met sur la langue et la culture kurde fait de lui une cible pour la presse. Désormais chacune des ses phrases est mal interprétée. Lorsque Ahmet Kaya utilise une expression populaire concernant les barbiers qui, dans le temps, avaient l'habitude d'arracher les dents ou pratiquer la circoncision, La Fédération des Barbiers se met en colère avec l'influence de la presse. Lors d'une émission télévisée, lorsqu'un des invités dit qu'il vient de la ville de Tokat, Ahmet plaisante en riant : "Ceux qui viennent de cette ville sont dangereux, il faut faire attention." Sur ce, les gens de Tokat se mettent en colère. Á la même époque, Ahmet fait de fines allusions sur certains artistes qu'il considère un peu trop nationalistes.

En Turquie, les tendances d'islamiste radicale et de gauche radicale se trouvent aux antipodes et on ne les mentionne jamais ensemble. Les critiques acérées qu'ils s'adressent font l'actualité dans le pays. En 1997, le Maire de la ville d'Istanbul, l'actuel premier ministre Tayyip Erdoğan, avait été condamné à 9 mois de prison à cause d'une poésie qu'il avait lu durant un meeting. Suite à cette condamnation, les manifestations massives des islamistes continuaient alors que la gauche ne prononçait pas un mot là-dessus. Á ce moment là, on avait tendu un micro à Ahmet Kaya. Il déclara : "Il n'est pas possible qu'il y ait une démocratie pour une partie des gens, et pas pour d'autres. S'il faut qu'il existe une liberté de pensée pour moi, il en faut autant pour Monsieur Erdoğan. Personne ne doit être privé de sa liberté pour avoir lu une poésie!". La gauche réagit massivement à cette déclaration. Á cette époque, on empêchait l'entrée dans les universités aux étudiantes islamistes qui voulaient porter le foulard. Quand Ahmet soutient leurs manifestations en disant "Si j'ai le droit de porter un costume, elles doivent pouvoir porter leurs foulards", les débats sur les notions de la démocratie et de la liberté font l'actualité des journaux. Sur ce, Ahmet Kaya critique les journalistes et les artistes qui font de la politique alors qu'ils sont coupés du peuple. Il disait "La droite ne m'aime pas, la gauche ne m'aime pas, les islamistes ne m'aiment pas, et alors, c'est qui ces millions de personnes qui achètent mes albums, c'est qui ces milliers de personnes qui viennent à mes concerts?"

Ahmet et Gülten créent un studio et une maison de production : GAK (Gülten Ahmet Kaya), située à proximité de leur domicile. Ahmet peut travailler plus librement et tranquillement, et par la même occasion produire de jeunes talents. Dans ce studio, il enregistre les albums du groupe Les Troubadours de Ville, composé de l'assistant de longue date d'Ahmet Kaya , Çetin Oraner et de cinq étudiants du Conservatoire. Leurs clips sont tournés sous la direction d'Ahmet. En mars 1998, il termine le premier album qui sera commercialisé par sa maison de production : "Dosta Düşmana Karşı" (Face aux amis et aux ennemis).

Sans tarder, cet album atteint la première place sur la liste des plus vendus. Les clips tournés pour les chansons "Giderim" (Je m'en irai) et "Korkarım" (J'ai peur), deviennent les plus demandés et les plus diffusés. Ahmet termine la plupart des chansons d'un dernier album pour après tourner son film "Mülteci" (Le Réfugié), dont il essaie d'écrire le scénario. Il commence à distribuer les rôles chaque fois qu'il retrouve ses amis acteurs et à chercher des endroits pour le tournage.

On ne compte plus le nombre de prix qu'Ahmet Kaya a reçu durant sa carrière. Il est élu artiste de l'année à plusieurs reprises et par différentes institutions, chaînes télévisées, journaux, et magazines. Il a reçu des prix d'honneur de la part des institutions d'aide et des organisations démocratiques. Comme pour la plupart de ses albums, Ahmet Kaya est de nouveau récompensé en 1998.

Le 10 février 1999, la cérémonie de la remise des prix, retransmise en direct à la télévision, réunissait les artistes et les figures les plus connues de la Turquie. Ahmet Kaya est élu Artiste de l'année sous les applaudissements. Il prend le micro pour chanter " Giderim " et fait le discours suivant :

"Moi, je prends ce prix au nom de l'Association des Droits de l'Homme, au nom des mamans du samedi, pour tous les travailleurs de la presse et pour le peuple de la Turquie. Je vous remercie. J'ai aussi une déclaration à faire: Je vais chanter une chanson en kurde dans l'album que je prépare en ce moment et qui sortira prochainement. Et je vais tourner un clip pour cette chanson. Je sais qu'il y a parmi nous des personnes de la télé assez courageuses pour diffuser ce clip. Si ce n'était pas le cas, je ne sais pas comment elles régleront leur compte avec le peuple de la Turquie"

...Un long moment de silence...

Un scénario jamais vu et qu'aucun artiste n'aurait du vivre, a commencé juste après cette déclaration. Pendant que différentes voix de protestations s'élevaient dans la salle, Ahmet Kaya, son prix à la main, son allure habituelle, a chanté sa chanson en souriant. A la fin, des huées se sont élevées des tables de certains artistes, journalistes, figures connues du monde des magazines puis lui ont jeté des couverts. Ahmet peine à rejoindre la table où se trouvent son épouse Gülten et quelques amis. Les choses s'étaient compliquées, on voyait le sourire amer d'Ahmet parmi les gens en colère, devant les caméras et sous les yeux de toute la Turquie. Quelques serveurs et artistes ont essayé de protéger Ahmet des projectiles.

Un immense vacarme car Ahmet avait dit "langue kurde".

Les présentateurs ont rapidement appelé le chanteur suivant sur scène pour essayer d'arranger la situation. Ce chanteur, agissant de manière très provocatrice à la suite d'une tension aussi sensible, a modifié les paroles de la chanson qu'il devait chanter en le transformant en une marche héroïque (Personne n'est Sultan, ni Roi, ni Padichah à notre époque/ toute la Turquie suit Atatürk/ cette patrie est à nous pas aux autres). Par la suite, dans une soirée de divertissement, la Marche de la 10ème année a été chantée en chœur et juste après, l'un des plus célèbres présentateurs de Turquie a pris la scène pour inviter tous les artistes présents dans la salle à chanter l'hymne. Suite à ça, Ahmet quitta la salle dans un cercle de sécurité et de caméras. La salle était nettoyée d'un traître et de sa femme. La nuit a continué avec tout son enthousiasme (!).

Le couple Kaya avait l'habitude d'être jugé et placé en garde à vue. Pourtant, le matin du 11 février, il était face à une situation jamais vécue. La plupart des journaux du pays titrent en première page l'incident de la veille, et déclare Ahmet traître à la nation.

Ce n'était pas fini... Le 14 février, le journal turc le plus célèbre, Hürriyet, imprime sa première page en gros caractères "Tu as eu tort mon frère". Il publie une photo qui n'avait jamais été présentée devant un tribunal. On prétendait qu'elle avait été prise en 93, lors d'un concert d'Ahmet Kaya donné à Berlin. La photo montrait une carte du Kurdistan sur le territoire turc. Après un premier interrogatoire, Ahmet Kaya est arrêté puis jeté en prison. Il est libéré le jour même sous la pression de ses avocats.

Ahmet était pour l'instant libre. Il restait seul avec Gülten et Melis dans leur maison constamment encerclée par la presse. Á part ses amis les plus proches, ni les dizaines de personnes qui les entouraient, ni les artistes qui appelaient plusieurs fois par jour, n'ont daigné prendre de ses nouvelles. Tous les journaux télévisés diffusaient Ahmet le Traître en début d'émission. Melis avait 12 ans. Elle regardait son père à côté d'elle, et le traître qui était à la télé tout en essayant de donner un sens à cela.

La famille se retrouvait dans une solitude immense. Ahmet recevait sans arrêt des lettres et des appels anonymes qui les menaçaient de mort. Le couple s'inquiétait infiniment en envoyant leur fille à l'école. Lorsque Ahmet essaya une fois de sortir dans la rue, il fut accueilli avec des marches et des crachats.

On a prouvé pendant les audiences, avec les enregistrements figurants sur le passeport d'Ahmet, qu'il n'était pas allé en Allemagne en 93. Cette fameuse photo n'a jamais été présentée devant le tribunal par le journal Hürriyet, malgré les demandes. Ahmet a dit que celle-ci était l'œuvre d'un photomontage et que même si elle ne l'était pas, on ne pouvait pas tenir pour responsable un artiste pour le décor d'un concert qui de plus, était donné à l'étranger. Mais tout cela pour rien, car aucun journal n'a mentionné ces faits. Personne n'a demandé à Hürriyet pourquoi il avait donné le prix du "Chanteur de l'Année" en 94 à Ahmet Kaya, alors qu'il avait découvert la traîtrise en 93. Personne ne s'est rendu compte que l'acte d'accusation de l'avocat général, ne se composait que des phrases des commentateurs de la télévision.

Les jours suivants passent dans la solitude la plus totale. Ahmet ne sortait plus de son studio. Comme il ne savait pas ce qu'il adviendrait de son avenir, il essayait d'enregistrer les chansons de son futur album avec hâte. Il avait pris beaucoup de poids, et des plaies s'étaient formées sur sa peau. Il avait eu le cœur brisé par ses amis qui lui tournaient le dos. Ahmet a toujours voulu tourner un film, mais il n'a jamais pu accepter de jouer ce premier rôle du scénario écrit par d'autres.

Au premier procès, l'avocat général a demandé une condamnation de 13 ans et demi pour haute trahison au pays. Ahmet constitua une défense de 12 pages où il a disait qu'il était tellement terrien qu'il ne pouvait se voir appartenir à un endroit, que c'était un homme de musique qui vivait d'une façon tellement universelle qu'il ne pouvait en aucun cas rétrécir ses sentiments, qu'il avait un cœur tellement grand qu'il pouvait aimer et tolérer toutes les langues, toutes les religions, toutes les nations et leurs cultures, leurs croyances, et leurs chansons. Ensuite il a demandé ceci au tribunal: "Si j'avais déclaré que j'allais chanter dans une autre langue, par exemple en italien, en arabe ou en anglais, est-ce que j'aurai été encore accusé de trahison au pays? Si l'on part d'une réalité objective qui fait qu'on entend cette langue parlée à nos côtés tous les jours, alors que moi, je ne sais pas la parler, je vis sur la même terre avec des millions de personnes qui savent la parler et le font. Est-ce que le fait que je veuille chanter une seule chanson dans cette langue, nécessite que je sois accusé de " haute Trahison au Pays" devant tout le peuple de la Turquie et devant mes enfants?"

Faute de preuves, le procès a été remis à une date ultérieure.

Le lendemain du procès, les journaux n'ont pas publié un seul mot de cette défense. Alors qu'Ahmet Kaya l'Accusé était injurié de "Déshonnête", de "Dégénéré", de "Bâtard", de "Lâche" en première page des journaux, personne ne se préoccupait du fait qu'il ait deux filles sachant lire et écrire.

Ahmet avait signé un contrat pour une tournée en Europe. On lui avait interdit de quitter le pays. Il a fait appel au tribunal qui leva cette interdiction.

En juin 1999, au lendemain de la nuit où Ahmet enregistra cette chanson en kurde, il dit adieu à une İstanbul pluvieuse, un matin, à quatre heures, blessé, fatigué et sans amis.

Et Paris...

Ahmet Kaya donne des concerts en Europe suivit par la presse turque qui n'avait de cesse de détourner ses propos. Ahmet est à bout. Il devenait hargneux et s'isolait. Toutes ses phrases ont été manipulées, toute information sur ses concerts a été présentée de manière erronée, la presse écrite et les journaux télévisés parlaient de ses mots unificateurs en modifiant leurs sens de manière destructrice. Tout ceci créait de nouveaux motifs de procédure judiciaire.

Dans un de ses concerts, il a déclaré: "… je n'arrive pas à accepter ce que je suis en train de vivre, de devoir rester loin de mon pays et de devoir subir la situation dans laquelle j'ai été poussée par certaines personnes sans honneur. Je veux que la réalité kurde soit acceptée. Je veux vivre comme Ahmet, kurde de Turquie." Cette phrase a été passée dans les journaux du lendemain avec le gros titre: "Quel déshonoré!" et avec le commentaire: "Ahmet KAYA a insulté 64 millions de personnes." Il a voulu utiliser son droit de réponse mais ses déclarations n'ont figuré dans aucun journal ni sur aucune chaîne de télévision. 

Une information contenant les phrases: "Je n'ai pas de compte à régler avec le peuple turc ni avec la République de Turquie. Mon problème est le même que celui du peuple kurde qui pleure comme moi." avait comme titre: "Comme un militant du PKK."

"Un bosniaque peut déclarer être bosniaque, un arménien de même, etc. Pourquoi mon peuple ne peut pas déclarer être kurde? Pourquoi la Turquie, qui a lutté avec la Grèce pendant 70 ans, peut faire la paix avec ce pays et non pas avec les kurdes après 1500 ans de vie commune?" Ces phrases ont été publiées dans un journal sous le titre " Kaya a encore crié sa haine et ses injures."

Tous ces titres d'information constituaient de nouveaux fondements de procédure judiciaire et la volonté d'Ahmet de retourner dans son pays devenait impossible matériellement et juridiquement.

Même si Ahmet n'a, à aucune période de sa vie, prévu de vivre en dehors de ses propres terres, l'un des journaux nationaux les plus importants de son pays a pu, sans honte et sans fondement, déclarer en couverture qu'Ahmet Kaya avait obtenu un titre de séjour en France. Ainsi, la campagne contre Ahmet, mené depuis des mois était porté sur un autre terrain.

Ahmet, tout en essayant de comprendre ce qui se déroulait autour de lui, a pu, avec son honnêteté et son franc parler de toujours, exprimer ses sentiments à un journaliste qui était venu faire un reportage avec lui à Paris: "Ecoute mon oeil, porte mes salutations aux gens de mon pays et demande leur de regarder le ciel par la fenêtre avec mes yeux, qu'ils regardent le ciel avec mes yeux juste une fois, comme Medjnoune regarde Leïla…"

Tout en essayant de remonter le moral d'Ahmet dans la maison d'exil à Paris, en s'y rendant presque toutes les semaines, Gülten portait seul le poids de cette période sur ses épaules. Elle s'occupait des enfants et des affaires et se présentait également devant les Cours de Sûreté de l'Etat tous les mois pour participer aux audiences d'Ahmet. Tous ces jours solitaires la bouleversaient.

Lors des audiences, ses avocats attiraient l'attention des juges sur les titres des journaux concernant les informations concernant Ahmet en dénonçant l'influence négative de ceux-ci sur l'opinion publique et affirmaient qu'une ambiance de lynchage avait été créée à l'encontre de leur client. Malgré ceci, cette campagne de lynchage a continué en accélérant.

Le premier procès ouvert à son encontre s'est terminé alors qu'Ahmet était en Europe par une condamnation à 3 ans et 9 mois d'emprisonnement.

Ahmet n'est pas retourné en Turquie en raison du mandat d'arrêt et de l'ordre d'arrestation lancés à son encontre. Il a décidé de chercher les moyens de s'exprimer à Paris. Il a organisé une conférence de presse et a expliqué ce qu'il avait vécu. Les représentants de toute la presse turque étaient présents lors de la conférence. Le lendemain, aucun journal n'a publié des extraits des déclarations d'Ahmet.

Il a déclaré: "Je ne pense pas avoir violé les dispositions du Code pénal turc. Je n'ai tué personne, je n'ai arnaqué personne, je n'ai pas cambriolé, je n'ai pas fait de fraude fiscale, je n'ai rien fait de déshonorant, je n'ai pas vendu de drogue… J'ai juste dit ce que je pense. J'aurais préféré être chez moi à Istanbul, à côté de mon barbecue au pied cassé au lieu de vivre au centre de Paris. J'aurais préféré boire un verre du Raki dont je n'oublie ni l'odeur ni le goût ou de descendre sur le Bosphore manger un sandwich de boulettes, au lieu de boire des vins dont je ne connais pas les noms. Par la suite, j'aurais voulu boire un verre de bière pour couronner le tout. Ensuite, j'aurais bien voulu rentrer chez moi en discutant et plaisantant avec les policiers dans la rue. Sachez que le 'Programme Spécial de Lynchage d'Ahmet Kaya' continue comme un rituel. Vous pensez que vous m'avez renvoyé de mon pays et vous vous demandez si je vais y retourner. Or, j'y suis déjà et je n'ai aucune envie de partir ailleurs. "

Durant son séjour en Europe, un de ses procès aboutit à 3 ans et 9 mois de prison. Suite à un mandat d'arrêt délivré à son encontre et à une décision de saisie, Ahmet n'est pas revenu au pays. Il décide de s'installer à Paris et cherche des moyens de s'exprimer. Il organise une conférence de presse et il raconte ce qu'il vient de vivre. Il y avait des représentants de toute la presse turque. Pourtant, le lendemain, aucun journal n'a imprimé un seul mot de son récit.

Les mois passent. Il essaye d'expliquer à chacun de ses discours, l'injustice qu'il subissait. Á chacun de ses discours, il rappelait combien ses filles, sa femme et son pays lui manquaient, et combien il était triste à cause de ses amis qui ne l'avaient pas appelé une seule fois. C'était la première fois qu'il désespérait autant. Il voulait rentrer à tout prix, son pays lui manquait.

Gülten vivait en Turquie pour ne pas troubler l'éducation de leur fille Melis.

Elles se rendaient souvent à Paris voir Ahmet. Gülten s'inquiétait pour son mari qui paraissait de plus en plus fatigué et affaibli par l'éloignement de son pays. Il luttait intérieurement contre cette injustice, il était bouleversé. Pour la première fois de sa vie, Ahmet était dans un tel désespoir. Il voulait rentrer à tout prix parce que sa patrie lui manquait. Sa sœur aînée, son neveu et le frère aîné de Gülten (un ami très cher à Ahmet) étaient décédés et Ahmet n'avait pas pu rentrer dans son pays. Sa vieille mère remplie de peine et sa sœur aînée n'avaient pu venir le voir qu'une seule fois.

Etrangement, une situation d'incertitude sans nom régnait à Paris. Ahmet ne s'était pas totalement installé là-bas, mais il n'avait pas non plus de port d'attache. Il vivait son pays en plein centre de Paris et suivait les informations avec une grande attention. La solitude qu'il détestait l'avait entouré dans un endroit qu'il ne connaissait pas. L'installation qu'ils avaient souhaitée passagère ne se transformait pas en une installation définitive malgré la situation indécise. Ahmet essayait de vivre dans sa maison d'exil à Paris en se tenant prêt à rentrer à tout moment chez lui à Istanbul.

Il lisait, prenait des cours de kurde et de français, allait voir des concerts. Il avait laissé toutes ses chansons dans son pays et le studio d'enregistrement, qu'il avait créé avec beaucoup d'enthousiasme pour de nouveaux projets, était presque abandonné à son sort naturel en raison de milliers de tâches que Gülten devait supporter. Les tables de barbecue où il réunissait ses amis tous les soirs dans le jardin de son studio ne se faisaient plus, ses chiens de berger avec lesquels il jouait à des heures tardives dans son jardin étaient seuls.

Melis, amoureuse de son père, était restée loin de ses bras protecteurs et essayait toute seule pour surmonter autant que possible ce qui se déroulait à l'extérieur. Sa mère, en mille morceaux, avait sur ses épaules le poids des Cours de Sûreté de l'Etat, de la famille, des enfants, des affaires et, le plus important, celui d'Ahmet qu'elle voulait à tout prix remonter le moral.

Malgré ses allers-retours hebdomadaires à Paris, ceux-ci ne suffisaient pas à Ahmet mais ils ne pensaient pas non plus s'installer pour de bon dans un autre pays.

Il faisait de longues promenades avec Gülten dans les rues de Paris et suivait l'actualité de son pays tous les soirs en essayant de mieux comprendre les choses à l'aide des commentaires de Gülten. Il se posait tellement de questions… Qu'était-il arrivé pour que la réalité qu'il avait soulignée puisse tomber dans sa vie telle une bombe prête à exploser, en emportant toute sa vie et sa productivité et en le touchant ainsi ?

Comment pouvait-il vivre autrement? Il ne pouvait pas fermer ses yeux à une réalité déjà niée. Comment l'art aurait pu avoir un sens sinon ? Comment pouvait-il donner un sens à son existence et à sa production sans que ceux-ci perdent de leur sens ? Ce n'était même pas un choix… Ceci était sentimental et une expression des sentiments. Ça ne pouvait pas se passer autrement et surtout pas en planifiant et en prenant des décisions. L'Histoire le gênait parce que cette histoire était remplie de mensonges. Avec ses paroles, il voulait mettre à découvert les réalités cachées de l'histoire. N'est-ce pas ce qu'il fallait faire ? Tout le monde, surtout les artistes, ne devraient-il pas en faire autant ? L'histoire de l'art mondial ne comporte-t-il pas des dizaines d'exemples de ce comportement ? Pourquoi avait-il entendu uniquement sa voix alors ? Pourquoi entendait-il toujours seulement la sienne?

Or, la France avait bien accepté Sartre comme un opposant. Ce comportement historique de la France lui avait d'ailleurs accordée une place honorable dans l'histoire de la démocratie mondiale.

Il se posait ce genre de questions en permanence. Il vivait avec l'espoir de voir son propre pays tolérer un jour ce genre de comportement… Même s'il ne pouvait pas le voir… Il vivait en restant dans la ligne de ses pensées et en en assumant les conséquences.

Il essayait de remonter son moral avec des petits plaisirs. Il essayait de faire du 'Cig Köfte' (Mélange de viande hachée crue, semoule, oignons, persil et épices) à la maison, mais il se plaignait de la viande ou du persil ; il s'énervait quand sa voiture, qu'il avait mal garé, était enlevée; tous ces petits détails de la vie quotidienne faisaient que son pays lui manque encore plus.

Les soirs où ils regardaient des émissions de débats sur les chaînes turques, il appelait Gülten à Istanbul et ils discutaient pendant des heures comme s'ils regardaient l'émission ensemble. Il rappelait tôt le matin pour entendre les respirations de Melis dans son sommeil. A chaque fois, il prenait la décision de rentrer, il allait partir… Alors que tout le monde pensait qu'Ahmet Kaya avait coupé les ponts, il allait prendre sa petite embarcation remplie d'espoir pour prendre le chemin de son pays dans les eaux obscures.

Il composait de nouvelles chansons mais il n'en enregistrait aucun par réaction au fait d'être privé de son propre studio d'enregistrement… Il s'était sérieusement décidé à faire un film, il faisait des recherches sur les histoires qu'il avait écrites, formait son équipe technique et cherchait les lieux pour le tournage. Il cherchait sans arrêt des endroits ressemblant à son pays en France, en Espagne et en Italie.

En parallèle de tout ceci, il avait pris la décision avec ses avocats de former un recours contre sa condamnation. 

Par la volonté de certaines personnes, il avait été consciemment exilé de son pays et ses espoirs de retour s'éloignaient progressivement. Il voulait au moins sortir son dernier album contenant une chanson en kurde. Il n'était pas content de ses enregistrements effectués à des moments difficiles avant son exil et écoutait avec attention les essaies de mixage que Gülten faisait faire dans leur studio appelé GAK. Cependant, il ne se sentait pas à l'aise par ce travail à distance. Gülten emmenait à Ahmet un essai de mixage différent à chaque fois qu'elle venait le voir. Finalement, ils ont pris la décision, en accord avec un studio à Hambourg, de sortir l'album à tout prix en faisant les enregistrements en décembre.

Le 28 octobre, pour l'anniversaire d'Ahmet, le couple Kaya se réunissait encore une fois à Paris.

Ahmet, soucieux, se plaignait de son ulcère, maladie typique d'exilé, que le stress avait causé. Il avait des maux fréquents et de le voir ainsi attristait Gülten. Ils ont célébré son anniversaire dans un restaurant arménien avec leurs amis. Et Gülten a pris une décision : Elle allait venir le voir en novembre avec Melis, pendant ses vacances d'une semaine, pour l'emmener elle-même au médecin. Elle a annoncé ceci à leurs amis et demandait qu'un rendez-vous soit pris.

Finalement, le 11 novembre, elle est partie à Paris pour une semaine avec Melis, " le médicament le plus nécessaire " comme disait Ahmet. Un rendez-vous était arrangé pour le 17 novembre. Gülten, rejetant les demandes de reportage de la presse stambouliote, avait accepté la demande de Kanal 7 en discutant avec Ahmet Hakan, présentateur du journal télévisé de la chaîne à l'époque, et en leur donnant rendez-vous le 16 novembre à Paris.

Le 15 novembre, accompagné par Deniz, leur amie chère de longue date, comme interprète, ils partent voir un médecin en vue de prendre les médicaments nécessaires pour préparer le rendez-vous du 17 novembre à l'hôpital.

Ils ont vécu une soirée gaie pour la dernière fois…

Le 16 novembre 2000, à leur domicile parisien, Gülten et Melis sont réveillées par un bruit provenant du couloir. Ahmet était allongé sur le sol. Elles ont tout essayé pour le réanimer, mais le cœur fatigué et blessé d'Ahmet a refusé de battre.

Le troubadour est parti laissant derrière lui 18 albums dont un album posthume.

Près de 200 chansons, et au moins un vers gravé dans chaque mémoire de tout le peuple de la Turquie. Ce matin où son cœur n'a pas supporté la tristesse, il avait 43 ans.

Plus de 30.000 admirateurs ont accouru de la Turquie et de tous les coins d'Europe, pour lui rendre un dernier hommage. Ils reprennent en chœur ses chansons avant de le confié au Père Lachaise, " le cimetière des poèmes, de l'amour et de l'histoire[5] ".

La presse du jour a ainsi parlé de son voyage:
"Le démocrate fatigué est mort ",
"Il n'a pas pu sortir son album en kurde",
"Une mort cardiaque",
"Ahmet Kaya a perdu contre son cœur",
"Mort en exil", "Il est parti fâché contre son pays ",
"Le démocrate fatigué a cédé à son cœur",
"Il sera enterré aux côtés de Yılmaz Güney",
"Le moment où la conversation se termine",
"Tu es dans notre cœur".

Ahmet n'a pas pu voir : l'autorisation (!) en Turquie des chansons en langue kurde; 'Le Prix de la Paix' accordé par la Plate-forme pour la démocratie de Diyarbakir l'année de sa mort; Gülten créer, comme il l'avait souhaité, un label musical appelé GültenAhmetMelis (GAM); la sortie de son 18ème album intitulé "Hoşçakal Gözüm" (Au revoir mon frère) dans lequel figurent sa chanson en kurde et son clip que Gülten a monté par des images d'archive le rendant disponible dans presque tous les foyers; l'hommage, dont il avait tant besoin, fait en 2002 par vingt artistes parmi les plus connus de Turquie chantant ses chansons dans l'album "Dinle Sevgili Ülkem" (Ecoute mon pays bien-aimé); la sortie par GAM Müzik de onze de ses chansons inédites en 2003 dans l'album "Biraz da Sen Ağla" (A ton tour de pleurer); par respect à ses fans ne croyant toujours pas à sa mort, la jaquette de l'album comporte une photographie de lui regardant l'affiche de son album posthume dans une station de Tramway à Istanbul en 2003; la fabrication de clips vidéo pour ses chansons par des images d'archive; les livres des notes de centaines de ses chansons publiés en série; le livre intitulé "Başım Belada" (Je suis en danger) également traduit en kurde; les poèmes et les chansons écrits en hommage à lui ; la visite de 115 mille fans au site Internet créé à son nom; les diplômes de collège et de lycée de son bourgeon (de sa Melis); le fait que le whisky qu'il avait acheté pour fêter ces évènements est toujours gardé par Gülten et Melis; Cigdem partir à l'Université et beaucoup d'autres choses comme

Il n'a pas pu voir que les amis qui l'avaient délaissés, chantent maintenant des chansons en kurde sur les places publiques, et que le peuple prononce son nom avec respect.

Et le plus important, c'est qu'il n'a pas pu voir que les journalistes qui l'avaient condamné traître, publiaient un à un l'injustice qui lui avait été faite, racontant leurs regrets de l'avoir abandonné. Ils le déclarent même éternel.

Il n'a pas pu entendre dire par cette même presse qu'une Turquie sans Ahmet reste sans couleurs et qu'ils ne peuvent se passer de ses chansons, qu'ils ont compris ( !) que comme Ahmet l'avait dit en insistant la dernière année de sa vie

"Un pays ne se divise pas avec une chanson"...

Il n'a pas pu voir les titres donnés par des chroniqueurs connus à leurs articles sur lui: "Rester sans fenêtre", "Et… La Fin…", "Si je meurs, enterrez-moi dans mes terres", "Mon ami Ahmet et rébellion contre le destin", "Je ne peux plus rester avec toi…", "C'est-ce que je suis", "Mourir est très étrange, maman", "Nous étions sur le même chemin", "Suffisamment douloureux", "Ahmet Kaya est mort, ma patrie a évité d'être divisée", "La solitude l'a tuée", "La corde de son saz s'est cassée"

Il n'a pas pu voir que sa popularité et l'amour qu'a ses auditeurs et son peuple pour lui existent toujours partout dans le monde, que le nombre de ceux-ci augmentent de jour en jour, que les prénoms Gülten et Ahmet sont donnés aux nouveaux-nés…

Nous lui aurions peut-être rendu ce sourire que nous tous connaissions bien, s'il avait pu voir qu'aujourd'hui encore, des centaines de milliers de personnes écoutent ses chansons et le regrette. Que dans les rues où il n'a pu se promener librement à la fin de sa vie, ses chansons sont diffusées des milliers de fois par jour. Que l'endroit où il repose, avec des opposants du monde entier au Père Lachaise, a été monumentalisé avec une énorme pierre provenant tout droit de la terre dont il avait la nostalgie tuante, et décorée de motifs de sa Turquie. (Un œil en verre de la région égéenne, une bouteille de larmes de la région Anatolie centrale, l'arbre symbole de l'éternité des écharpes de Kastamonu, la tulipe de l'Istanbul ottoman, le symbole du soleil ornant les armures des guerriers de la civilisation mésopotamienne, un morceau du Soleil Hittite, la chrysanthème des porcelaines de Kutahya, 'mey', clairon, son 'baglama' indispensable, le piano symbolisant la mentalité universelle de sa musique, les maisons de Mardin symbolisant la géographie où il est né et la silhouette générale de celle-ci, la Tour de Galata et les maisons du quartier Galata de sa ville d'Istanbul où il a vécu et produit et qu'il a été forcé à quitter, ses fleurs favorites les perce-neiges, qui n'existent qu'en Anatolie, sur les rochers et dans les montagnes, annonçant l'arrivée du printemps quand la neige commence à se lever)

Que si aucun artiste, aucune personne au monde n'est lynchée pour avoir voulu chanter dans sa langue maternelle, peut-être qu'alors Ahmet ne sera plus jamais peiné de ce qu'on lui a fait vivre, de là où il est...

C'est le Soleil de la Mésopotamie sur sa couverture qui va le chauffer maintenant. Ses chansons ne se tairont évidemment pas. Avec la nostalgie d'un pays où personne ne serait plus jamais frappée par son identité, nous vivons la sérénité de remettre Ahmet Kaya à la justice de la vie et de l'histoire.....

"Je subis des douleurs indescriptibles
il fait nuit en exil
Je suis sous la pluie loin de mon pays
Il fait nuit
L'exil se tait…"

 

[1] İnstrument de musique à trois cordes.
[2] En turc "su" veut dire "l'eau". "Sucular" peut se traduire ici par "les fans d'eau" ou "les amateurs d'eau".
[3] Moyen de transport très populaire en Turquie. Ces véhicules peuvent contenir de 6 à 15 personnes et ne partent à destination que quand toutes les places sont occupées. On pourrait les appeler des taxis communs.
[4] "Saz" veut dire bağlama. Mais aussi, un genre de concert qui se fait en petit groupe.
[5] Cimetière des poemes de l'amour et de l'histoire : expression utilisée par les agents du Père Lachaise pour décrire "la maison d'Ahmet"
[6] "Mon oeil" est une expression d'affection en turc qu'on pourrait traduire par "mon cœur". On peut le dire à celui qu'on aime d'amour, comme à celui pour qui on a seulement de l'affection.

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